Jeudi le 16 avril 2009
La grâce du moment présent et la fidélité dans les petites choses

Chez bien des âmes qui se sont sincèrement données à Dieu, qui ont fait des efforts généreux, même héroïques, pour lui prouver leur amour, comme on l'a vu pendant la dernière guerre, un moment critique arrive, où elles doivent abandonner une manière trop personnelle de juger et d'agir, fût-elle déjà élevée, pour entrer dans la voie de la véritable humilité, dans la voie de la « petite humilité », qui s'ignore elle-même, pour ne plus voir que Dieu.

Et alors il peut arriver deux choses fort différentes : Ou bien l'âme voit d'elle-même le chemin à prendre et elle le suit ; ou bien elle ne le voit pas et parfois s'égare dans son ascension au point de redescendre sans bien s'en apercevoir.

Voir ce chemin de la vraie humilité, c'est découvrir dans la vie courante, du matin au soir, des occasions de faire, pour l'amour de Dieu, des actes très petits en appa­rence, mais dont la répétition incessante est des plus précieuses et conduit à cette délicatesse envers Dieu et envers le prochain qui, lorsqu'elle est constante et pro­fondément sincère, est la marque de la charité parfaite.

Les actes qui sont alors demandés à l'âme sont fort simples, ils passent inaperçus; il n'y a en eux aucune prise pour l'amour-propre; Dieu seul les voit, et il sem­ble même à l'âme qu'elle ne lui offre pour ainsi dire rien. Mais ces actes, dit saint Thomas, sont comme les gouttes d'eau qui tombent toujours au même endroit et qui à la longue creusent la pierre. Et c'est ainsi que s'opère peu à peu véritablement l'assimilation des grâces reçues. Ainsi ces grâces pénètrent l'âme et toutes ses facultés, en les surélevant, et peu à peu tout se met au point surnaturel­lement comme il le faut. Sans cette fidélité dans les peti­tes choses en esprit de foi, d'amour, d'humilité, de patience et de douceur, il n'y a pas pénétration de la vie active, c'est-à-dire de la vie courante de tous les jours, par la vie contemplative. Celle-ci reste comme au sommet de l'intelligence; elle y est plus spéculative que contemplative, elle ne pénètre pas notre existence, notre manière de vivre; elle reste presque stérile, tandis qu'elle devrait être cha­que jour plus féconde.

Ceci est d'une importance souveraine. Saint François de Sales en a plusieurs fois parlé. Sous une autre forme saint Thomas dit la même chose, lorsqu'il nous enseigne, nous l'avons vu, qu'il n'y a pas dans la réalité concrète de notre vie un seul acte délibéré qui soit, hic et nunc, moralement indifférent. Tous les actes délibérés d'un être raisonnable doivent être raisonnables, avoir une fin honnête, et tous les actes d'un chrétien doivent être au moins virtuellement ordonnés à Dieu aimé par-dessus tout. C'est ce qui montre l'importance des actes multiples que vous avons à accomplir chaque jour : ils sont très petits peut-être en eux-mêmes, mais grands par leur rap­port à Dieu et par l'esprit de foi, d'amour, d'humilité, de longanimité, avec lequel nous devons les accomplir et les offrir à Dieu.

Le moment critique, dont nous parlons, marque un tournant difficile dans la vie spirituelle de bien des âmes qui ont été assez avancées, et qui courent risque de redes­cendre.

Arrivée là, si l'âme qui s'est montrée généreuse, héroï­que même, mais avec une manière encore beaucoup trop personnelle de juger et d'agir, ne s'aperçoit pas qu'il faut changer, elle, continue à marcher en vertu d'une vitesse acquise, et sa prière et son action ne sont plus ce qu'elles doivent être. Il y a là un réel danger. Cette âme peut deve­nir pour toujours une âme attardée, son développement peut s'arrêter, comme celui d'un nain devenu difforme; ou bien elle peut prendre une fausse direction. Au lieu de l'humilité vraie, peut se développer en elle une espèce d'orgueil raffiné, et malheureusement presque incons­cient, qui n'apparaît guère d'abord que dans les détails de la vie courante, et qui pour celle raison est ignoré des directeurs qui ne vivent pas avec ceux qu'ils dirigent.. Cet orgueil prend rapidement la forme d'une certaine désin­volture ironique, pour devenir ensuite une amertume, qui stérilise, tout en se répandant sur toute la vie quotidienne, dans les rapports avec le prochain. Cette amertume peut devenir rancœur et mépris du prochain qu'il faudrait aimer pour l'amour de Dieu.

Quand une âme en arrive là, il est difficile de l'amener à faire de saintes réflexions, pour qu'elle revienne au point où elle s'est trompée de route. C'est à la Vierge Marie qu'il faut recommander ces âmes; souvent elle seule peut les ramener dans le droit chemin.

Pour remédier au mal dont nous parlons, il faut rendre les âmes très attentives à la grâce du moment et à la fidé­lité dans les petites choses.

« Ce ne sont point les idées ni les paroles tumultueuses qui doivent nous déterminer à agir, dit encore le Père de Caussade; car, étant seules, ces idées et ces paroles ne servent qu'à enfler... Il ne faudrait se guider que par ce que Dieu donne à souffrir et à faire; et on laisse cette substance divine, pour occuper son esprit des merveilles historiques de l'ouvrage divin, au lien de les accroître par sa fidélité ! Les merveilles de cet ouvrage, qui satisfont notre curiosité dans nos lectures, ne servent souvent qu'à nous dégoûter de ces choses petites en apparence, par les­quelles l'amour divin ferait en nous de grandes choses, si nous ne les méprisions pas. Insensés que nous sommes ! Nous admirons, nous bénissons cette action divine dans les écrits qui racontent son histoire ; et, lorsqu'elle veut la continuer en écrivant sur nos cœurs, nous tenons le papier dans une inquiétude continuelle et nous empêchons l'ac­tion divine de s'exercer par la curiosité de voir ce qu'elle fait en nous et ce qu'elle fait ailleurs... Je veux me renfer­mer dans l'unique affaire du moment présent, pour vous aimer, mon Dieu, pour m'acquitter de mes obligations et pour vous laisser faire. »

C'est ce que dit l'adage courant : « Age quod agis ». Alors, si nous faisons vraiment notre possible pour être ainsi fidèles au Seigneur au jour le jour dans les petites choses, il nous donnera certainement la force de lui être fidèle aussi dans les circonstances difficiles et très péni­bles, s'il permet que nous y soyons placés. Ainsi se véri­fieront les paroles de l'Évangile : « A chaque jour suffit sa peine. » - « Celui qui est fidèle dans les petites cho­ses est fidèle aussi dans les grandes.


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